« Interview de Constance Joly »
Tout d’abord, merci infiniment Constance d’avoir accepté de répondre à mes questions!
Merci à toi, Sybil, de m’accueillir ici, dans ton bel espace…
-Mais qui est Constance en fait?
Une grande rêveuse, une vraie distraite, une amoureuse des mots.
Une fille unique, une mère de trois enfants, une amoureuse. Une éternelle fille qui aime la mer, la Bretagne, la Nature et le rock n roll. Une lectrice désordonnée, qui vous un culte à Jean Giono et à Richard Brautigan. Une petite fille qui ne faisait que lire et qui est devenue éditrice. Qui est aujourd’hui coach d’auteurs, qui n’aime rien tant qu’entrer dans les mots des autres, les aider à hisser le sens, le niveau.
-Pourquoi écris-tu?
Longtemps, j’ai cru que je n’écrirais pas. J’étais très bien à ma place (et je le suis encore) dans l’ombre des auteurs. Je ne voyais pas bien ce que je pouvais ajouter à ce qui est déjà. J’écrivais pour moi, et surtout de la poésie. Et puis un jour, le tigre est venu. Alors que j’essayais d’écrire un autre roman que j’avais en tête et qui ne venait pas. Le tigre est venu, donc, cette première phrase qui donne aujourd’hui son titre à mon roman, et je l’ai suivi sans me poser plus de questions.
-« Le matin est un tigre » est ton premier roman. Tu y parles de la relation mère-fille, c’est un sujet qui te touche particulièrement j’imagine. Pourquoi ce thème pour ton premier roman?
J’ai vécu cette épreuve de la douleur psychique d’un adolescent. Rien ne m’y préparait, l’enfance avait été si facile, puis ma fille est devenue une adolescente en grande souffrance, et nous avons vécu des années d’hospitalisation, de crises et de rechutes. Aujourd’hui qu’elle semble guérie, avec la distance, j’ai eu besoin de parler de cette douleur là. Je me suis demandé comment en témoigner, je n’avais pas envie d’une chronique de la maladie, et j’ai préféré investir une histoire, pour remettre de la poésie là où il n’y en avait plus. Je crois que cette épreuve que j’ai traversée, beaucoup de parents la connaissent. Je ne voulais donc pas écrire sur moi mais sur nous, adultes en déroute, démunis devant un enfant qui souffre et leur échappe. La fiction s’est donc imposée comme une évidence. Et puis les romans, la poésie, la littérature en somme, cette beauté-là m’ont aidée à vivre à l’époque, et c’est de la même façon qu’Alma, mon héroïne arrive à vivre cette crise.
-Alma, la mère de ton roman, a des ressemblances avec la maman que tu es, avec ta maman?
Oui, elle est une version de moi-même, sans doute la plus secrète, et la plus ancienne. Elle concentre la mère que je suis et la fille aussi. Elle est ce que la douleur m’a appris. Face à la peur, à la très dure réalité, Alma se choisit un monde acceptable. Elle, qui voit toujours ce qu’il y a de possible dans le quotidien le plus banal, ne voit plus rien. Face au drame, elle est collée à la vitre. Pour s’en détacher, elle trouve la parade : réinstaller la distance de la rêverie entre elle et cette vitre. Elle va essayer d’habiter un monde consenti. Le biais qu’elle choisit, c’est la rêverie, les glissements de sens, la poésie, la littérature qui vont lui permettre de rester en relation avec la beauté, et de les affronter vaillamment car il ne s’agit pas de les fuir et de trouver un refuge et de se consoler en fermant les yeux. Non, vraiment, car la littérature l’élève quand la vie la rabaisse. Elle lui apprend des choses, guide ses intuitions, lui permet d’aller vers elle-même. Alma est libraire-bouquiniste, elle vit dans les livres, elle a plus confiance dans les poètes que dans les médecins. D’où cette intuition qu’elle a dans le roman, apparemment insensée qu’il faut qu’elle empêche à tout prix sa fille de se faire opérer. L’enjeu d’Alma c’est de maîtriser une vie qui lui échappe, faire un retour sur elle-même, comprendre ce qu’elle a transmis malgré elle à sa fille et s’en libérer. C’est en étant de plus en plus elle-même, en acceptant ce qu’elle est, qu’elle y parviendra.
-Pourquoi en avoir eu l’idée d’inclure dans ton roman cette maladie du chardon?
C’est une maladie métaphorique. Je n’ai pas nommé la maladie, mais on peut mettre plein de symptômes derrière : l’anorexie, les addictions, la dépression, la psychose… J’ai préféré inventer le chardon, qui symbolise la douleur, mais aussi la part vitale, inaltérable, pour accéder à quelque chose de plus universel, et parler à tout le monde.
-Le tigre, le chat roux, deux animaux qui ont des similitudes, des animaux qui ont une certaine importance pour toi?
C’est une chose qui m’a étonnée. Je ne pense pas souvent aux animaux dans la vie réelle, or ils sont très présents dans mon roman. Il y a ce chat roux qui ponctue la vie d’Alma, une biche aux yeux humides, un tigre et des poissons, beaucoup de poissons…. Les animaux représentent, je crois, le désir d’Alma, sa pulsion de vie. Lorsqu’elle est dévitalisée, ils apparaissent devant elle, comme pour lui manifester son existence psychique, la guider vers ses intuitions.
-Il t’a fallu combien de temps pour écrire ce roman? Depuis l’idée qui a germé dans ta tête au point final?
Il m’a fallu un an.
-Quand tu écris, as-tu déjà un plan bien défini ou est-ce que tu vois au fur et à mesure de la rédaction?
J’ai écrit ce roman dans l’ordre de ses chapitres, sans savoir ce qui arriverait ensuite. A un moment, j’ai eu l’idée de la nuit dans l’île et j’ai tenté de voir comment mon héroïne arriverait jusque là. Non, je n’ai pas de plan défini. J’étais comme Alma, à tâtonner dans le noir, à avancer malgré tout.
-Tu as une plume enchanteresse. Quel est ton secret?
Si je répondais sérieusement à cette question, je m’inquiéterais ! Non, mais merci, Sybil J Je ne sais pas. J’écris les sens en alerte, j’ai longtemps peint, par exemple, et lorsque je me promenais, j’avais l’œil « rectangulaire », je faisais le cadre dans un paysage, et notais mentalement les couleurs pour les reproduire chez moi. Je suis ainsi lorsque j’écris : les sens en alerte, même quand je n’écris pas. J’engrange. Et puis quand j’écris, je tente de faire vivre cette matière engrangée en étant attentive à restituer les couleurs, les sons, les odeurs…
-Comment te sens-tu alors que ton roman vient de sortir en librairie?
Heureuse.
-Les premiers avis sont déjà tombés et ils sont très positifs. Heureuse ou cela te met une pression supplémentaire?
Je ne suis pas un jeune auteur. Je vais fêter mes 50 ans dans quelques semaines, je crois que cela me protège un peu de cette pression que l’on peut ressentir. Je suis si heureuse d’être en vie, tout le temps, chaque jour. Même les jours où le tigre pointe. Publier ce roman est un bonheur de plus. L’âge est un filtre, je ne retiens que le meilleur.
-Comment vois-tu tes lecteurs? Quels rapports entretiens-tu avec eux?
Je suis émue par les lecteurs, dans un monde où il est si facile de faire autre chose. Les lecteurs sont ce que l’on peut souhaiter de meilleur dans nos sociétés. Donc, je les aime. Je n’entretiens pas encore véritablement de rapports avec mes lecteurs, mon roman est sorti il y a seulement trois jours, mais ces premiers lecteurs qui se manifestent, je les accueille avec émotion, respect, étonnement, joie…
-Comme lectrice, tu as des préférences de genres littéraires?
Je lis toutes sortes de choses. Des romans français, comme étrangers. J’ai un grand amour de la littérature japonaise, et de la littérature américaine, en particulier. Je lis beaucoup de poésie.
-Un conseil lecture pour la rentrée?
« L’écart » d’Amy Liptrot, m’a énormément touchée. L’histoire autobiographique d’une femme qui va soigner son addiction à l’alcool en retrouvant sa ferme familiale sur l’Archipel des Orcades, en aidant les brebis à mettre leurs agneaux au monde, en réparant des murets de pierre… Un récit de force intérieure, impétueux comme le paysage, impressionnant.
-Un dernier mot?
« Des jours où on n’est jamais vraiment là, il y en a… il y en a de ces jours qui partent avant même qu’on ait ouvert les yeux ». (extrait de Tokyo Montana Express de Richard Brautigan.) Ne laissons pas ces jours filer sans nous, ouvrons les yeux. Vivons…
Merci Sybil !